dimanche 24 mars 2019

Ma thèse en 180 secondes (MT180s). Comment vulgariser un sujet complexe en histoire ?



Commençons par un simple constat. Ni moi ni mes formateurs n'avons été capables de trouver la prestation filmée d'un historien concernant le concours MT180S. Si vous trouvez, merci de m’envoyer le lien (il doit y en avoir…). Il est vrai que pour un historien, c’est toujours une vraie gageure de traiter un sujet dont on ne veut pas gommer la complexité tout en rendant le propos vivant et intelligible pour un novice. Ceci expliquant peut-être cela et nonobstant certaines réticences institutionnelles à mettre sur le devant de la scène des jeunes chercheurs en sciences humaines, la très grande majorité des doctorants candidats viennent des sciences dures et appliquées. MT180s, comme la plupart des formations proposées sur SIGED, sont d’abord des formations destinées à rendre employables et attractifs les doctorants. Nul mal à cela bien sûr. Mais sous sa forme de mise en concurrence, un certain formatage opère dans MT180S, dixit certains de mes formateurs. En ce qui me concerne toutefois, n’ayant pas un profil « employable » - l’honnêteté me pousse à dire que ma candidature n’a pas été retenue -, MT180S m’a permis de me confronter à un vrai défi de vulgarisation.

Poussé à participer par ma directrice de thèse, j’ai décidé d’y aller à partir du moment où j’ai eu une vraie inspiration autour d’un dilemme moral qui me permettait de rendre intelligible et vivant des configurations sociales complexes. C’est une fiction vraie, ce que font du reste tous les auteurs de romans historiques, les romanciers témoins ou acteurs de l’histoire[1] et les chercheurs qui tentent de vulgariser leur savoir dans la tradition de l’éducation populaire[2].  Mon pitch est donc d’incarner à la première personne un personnage fictif. Double intérêt : agréger des processus de politisation contradictoires (ici un seul  angle d’attaque : l’ambivalence politique qui au cœur de mes recherches) et de théâtraliser, de rendre vivant mon personnage avec un langage et des situations toutes vécues par mes témoins. Dans un deuxième temps, je reprends ma posture d’historien pour présenter mon travail, conclure sur ma problématique et ouvrir d’autres horizons (le fantôme d’évènements sociaux actuels, de couleur jaune, plane).

Cela a demandé un vrai travail d’écriture car tout est calibré. Le moindre mot compte. Je vous livre la transcription finale et la vidéo. Mais j’ai trouvé utile d’éclairer tout le processus de création en livrant différentes versions sur les onze écrites. Evidemment, il a été essentiel de confronter mon texte (et ma prestation théâtrale, parfois médiocre) à mes proches pour en évaluer l’impact. Chacun a apporté sa pierre à l’édifice : les férus d’histoire et les autres, les diplômés et les moins diplômés, ceux qui me connaissent bien ou de simples connaissances. Le travail avec de jeunes chercheurs au sein d’ateliers de théâtre a aussi été instructif. D’emblée, comme souvent pour ce genre d’atelier, je me suis senti très à mon aise. Avancé dans mon travail d’écriture je savais aussi, en tant qu’enseignant, me projeter vers le public et capter l’attention. Toutefois,  j’ai pu mesurer l’extraordinaire capacité de progression des « jeunes » doctorants dans ce domaine et me rendre compte de certains blocages : tenir un micro (ce qui m’empêche d’utiliser les deux mains comme j’ai l’habitude de le faire) et la possible perte de mes moyens quand je ne me sens pas totalement « porté » par mon discours.    

Voici donc les transcriptions. Il va sans dire que tout commentaire critique est le bienvenu.


[1] Je pense, dans mon champ d’études, aux romanciers africains Mongo Béti, Ferdinand Oyono, Alain Mabanckou
[2] J’ai assisté dernièrement à une conférence gesticulée de Gérard Noiriel sur l’histoire des migrations qui m’a ouvert des portes.





Version  finale 



Je suis Barthelemy Atangana. Je suis né au Cameroun, territoire sous tutelle de l’ONU et administré par la France. En mai 1955, j’ai participé à des émeutes au côté de l’Union des populations du Cameroun. L’UPC! Le seul parti africain francophone à vouloir l’indépendance immédiate. J’ai échappé à la répression mais aujourd’hui certains de mes proches catholiques me renient. Moi un catéchiste ! Mais qu’est-ce qui m’a fait basculer ? Qu’est-ce qui pousse un Camerounais comme moi à se politiser, à militer pour l’UPC ? Ou contre ? Ou mieux: les deux à la fois?

Comprenez. Dans ma famille, on prétend que les upécistes sont des diables à queue fourchue. Les Français nous martèlent que l'UPC est communiste.  Mon oncle m’a ainsi convaincu d’adhérer à un parti politique pro-français qui pourrait m’attribuer une bourse d’études pour Paris.

D'un autre côté, après les cours, un copain de lycée upéciste m’emmène en cachette aux réunions de l’UPC. On se sent tous bridé par nos professeurs français. Et on est tous fascinés par l’audace et l’éloquence de ceux qui défient debout le colonialiste. On nous explique que le Cameroun n’est juridiquement pas une colonie. Mais, il est géré comme une colonie.

Faut vous dire. J’étais pas parce que j’étais upéciste. J’étais upéciste parce qu’on était ensemble ! Et demain je vais me confesser à l’église.

Quelle honte… Juste avant les émeutes, mon ami Célestin a été correctement dosé par la police, à cause d’un curé français qui a trahi le secret de la confession. Hé c’est comment ? Demain, je milite pour l’indépendance…. En cachette bien sûr et sans renoncer à ma bourse d’études et à ma foi catholique. Tous les dimanches, je me rends d’ailleurs à la cathédrale où j’écoute les prêches et diatribes anticommunistes de Mgr Graffin.  Ensuite, je me rends à la chapelle de mon quartier et je traduis tout ça dans ma langue … à ma façon. Pour moi l’indépendance c’est …  c’est Dieu

Oui, bien sûr, Barthelemy est un personnage fictif. Mais tous les facteurs de politisation qui le tiraillent sont réels et proviennent de l’exploitation d’une vaste base de données, inédite pour l’Afrique francophone. L’ambivalence politique est au cœur de mes recherches. Ma méthode est de croiser les regards en agrégeant des sources variées, orales et écrites, afin de prendre en compte tous les aspects de la vie sociale des individus.

En fin de compte, le mot d’ordre « indépendance » agissait comme une formule puissamment évocatrice. Un nouvel imaginaire émancipateur qui mêlait le politique au religieux. Mais en même temps, les Camerounais étaient enserrés dans la société coloniale et cherchaient à en tirer profit, tout en voulant l’abattre. C’est pour cela que les comportements politiques sont contradictoires. Et cette problématique dépasse largement le cas camerounais, non ?



Version 1
Plantons le décor. Yaoundé 1955. L’Union des populations du Cameroun l’UPC vient d’être interdite suite à des émeutes.  Les esprits s’échauffent après la terrible répression qui s’est abattue. Certains upécistes ont pris le maquis. D’autres se sont exilés au Cameroun britannique. Prémisses d’une longue guerre complètement occultée par la France. Qu’est-ce qui pousse un Camerounais à se politiser, militer pour le mouvement nationaliste ? Ou contre ? Ou mieux: faire les deux à la fois?
 Je vais illustrer cette ambivalence politique à travers un personnage.
Je m’appelle Barthelemy Atangana, un Ewondo de 22 ans. Mon père est un ancien catéchiste qui prétend que les upécistes sont des diables à queue fourchue.
Mon oncle est chef de groupement. Enfin « chef » si l’on veut, chez nous les Béti, chaque chef de maison est un chef. C’est un anti-upéciste. Il m’a convaincu d’adhérer au BDC parti dirigé par le bon Docteur Aujoulat.  Il pourrait m’attribuer une bourse d’études pour Paris. Oui, j’étudie au Lycée Leclerc. Mais je me sens bridé par mes professeurs français qui font preuve – au mieux-  de condescendance à notre égard.
Ah faut vous dire : en cachette, mon oncle tolère les réunions des comités de base dans son quartier. Il faut dire que l’UPC est populaire et il ne veut pas d’histoire.
Beaucoup de mes copains de lycée sont upécistes qu’ils soient bassa Bamiléké, boulou Ewondo.  Parfois on sèche les cours pour assister en cachette à une réunion de la JDC. On est tous fascinés par l’audace et l’éloquence de ceux qui défient le colonialiste avec des arguments forts.  Il faut dire que l’UPC est le seul parti de masse en Afrique qui ne se contente pas de se débarrasser du colonialisme. Il réclame l’indépendance immédiate et la réunification des deux Cameroun.  Après tout, le Cameroun est un pays sous mandat international, pas une colonie.
Hier, mon ami Célestin a été arrêté et tabassé à cause d’un curé qui a trahi le secret de la confession. Demain, c’est décidé j’adhère à l’UPC le parti de Satan…. mais sans renoncer à ma carte du BDC et à ma foi catholique. Tous les dimanches je me rends à la messe de Mvolyé où j’écoute les prêches et les diatribes anticommunistes de Mgr Graffin.  Ensuite, je me rends à la chapelle de mon quartier et je traduis tout ça dans ma langue … à ma façon. Pour moi l’indépendance c’est …. !
Oui, oui je sais, Barthelemy est un personnage fictif. Vous l’avez compris ce n’est pas moi.  Je ne suis pas … je n’ai pas 22 ans ! Mais tous les facteurs de politisation qui le tiraille ont été mis en exergue grâce à l’exploitation d’une base de données, qui permet de croiser les regards en agrégeant des sources variées.  Les 5000 individus et 650 collectifs recensés interagissent, A travers différentes parcours et intrigues, j’ai pu schématiser les processus de politisation.  Un comportement politique n’est jamais un simple décalque de convictions. Il est à l’intersection d’une situation déclencheur, d’un répertoire d’habitudes,  d’un contexte historique, et d’un imaginaire politico-religieux qui frictionne avec toutes les logiques de promotion sociale qu’offre ou interdit la société coloniale. Les individus qui se politisent craignent rarement la contradiction et ça ça dépasse largement le cas camerounais.


Version 2
[...]
Oui, bien sûr, Barthelemy est un personnage fictif. Mais tous les facteurs de politisation qui le tiraille découlent de l’exploitation d’une base de données inédite pour l’Afrique francophone. Elle permet de croiser les regards en agrégeant des sources variées et de mettre en exergue différents parcours et intrigues. 5000 individus et 650 collectifs y sont recensés. Les comportement politique ne sont jamais un simple décalque de convictions car les individus doivent être considérés dans toutes leurs dimensions. Ils sont à l’intersection d’une situation déclencheur, les relations interpersonnelles,  d’un contexte historique, le contentieux colonial, et d’un imaginaire politico-religieux qui frictionne avec toutes les logiques de promotion sociale, qu’offre ou interdit la société coloniale. C’est pour ça que la décolonisation des esprits a été si problématique. Les processus de politisation sont souvent contradictoires et ça, ça dépasse largement le cas camerounais.


Version 5
[...]
De cette complexité des parcours politiques on retient d’abord qu' on ne se politise jamais tout seul. Un de mes témoins résume : « On n’était pas là parce qu’on était upéciste, on était upéciste parce qu’on était là, ensemble ».  Dans ce contexte historique, la politisation procède bien sûr d’un sens partagé des profondes injustices coloniales - et de la répression - mais aussi d’un nouvel imaginaire politico-religieux émancipateur qui peut s’opposer avec toutes les logiques d'insertion sociale, qu’offre ou interdit la société coloniale, celle-là même qu’on veut abattre. C’est pour cela que les comportements politiques sont contradictoires et ça, ça peut éclairer bien de mouvements sociaux contemporains.
 


Version 8
Je suis Barthelemy Atangana. Je suis né à Yaoundé au Cameroun, un ancien protectorat allemand aujourd’hui sous tutelle de l’ONU. Le territoire, coupé en deux, est administré par la France et l’Angleterre. En mai 1955, y a eu des émeutes. J’y ai participé au coté de l’UPC. L’Union des populations du Cameroun ! Le seul parti africain francophone à vouloir l’indépendance immédiate. J’ai échappé à la répression mais aujourd’hui certains de mes proches me renient. Hé c’est comment ? Moi un catéchiste ! Mais qu’est-ce qui m’a fait basculé ? Qu’est-ce qui pousse un Camerounais à se politiser, à militer pour l’UPC ? Ou contre ? Ou mieux: les deux à la fois? Rien n’est simple…
Mon oncle est chef de quartier. Dans ma famille catholique, on prospère avec le cacao et on prétend que les upécistes sont des diables à queue fourchu. Il m’a convaincu d’adhérer à un parti africain, le BDC, dirigé par un ministre français. Le bon Docteur Aujoulat pourrait m’attribuer une bourse d’études pour Paris.
Attention ! En cachette, mon oncle tolère les réunions de l’UPC dans son quartier alors qu’il est censé servir l’administration coloniale. Les mots d’ordre de l’UPC sont populaires et il ne veut pas d’histoires.
Beaucoup de mes copains de lycée sont upécistes. On se sent tous bridé par nos professeurs français. Parfois, on sèche les cours pour assister en cachette à une réunion de l’UPC. On est tous fasciné par l’audace et l’éloquence de ceux qui défient debout le colonialiste. Après tout, le Cameroun n’est juridiquement pas une colonie.  Mais, il est géré comme une colonie, avec brutalité.
Avant les émeutes, mon ami Célestin a été arrêté et correctement dosé par la police, à cause d’un curé français qui a trahi le secret de la confession. Hé c’est comment ? Demain, je milite pour l’indépendance…. En cachette bien sûr et sans renoncer à ma carte du BDC et à ma foi catholique. Tous les dimanches, je me rends d’ailleurs à la cathédrale où j’écoute les prêches et diatribes anticommunistes de Mgr Graffin.  Ensuite, je me rends à la chapelle de mon quartier et je traduis tout ça dans ma langue … à ma façon. Pour moi l’indépendance c’est …  c’est Dieu ! 
Oui, bien sûr, Barthelemy est un personnage fictif. Mais tous les facteurs de politisation qui le tiraillent sont réels. Ils proviennent de l’exploitation d’une base de données inédite pour l’Afrique francophone. 5000 individus et 650 collectifs y sont recensés. L’ambivalence politique est au cœur de mon travail. Ma méthode est de croiser les regards en agrégeant des sources variées, orales et écrites. Afin de prendre en compte de tous les aspects de la vie sociale des individus et de voir comment ça interagit dans un contexte de décolonisation.
D’abord, il y avait un sens partagé des profondes injustices coloniales. Y compris chez ceux qui combattaient l’UPC ! Et pendant la période de guerre contre-insurrectionnelle menée par la France, soit on se radicalisait, en s’exilant ou en prenant le maquis, soit on faisait profil bas en cachant ses activités, soit on se ralliait au pouvoir en place pour bénéficier de privilèges.
Ensuite, on ne se politise jamais tout seul. Un de mes témoins résume : « On était pas parce qu’on était upéciste, on était upéciste parce qu’on était là, ensemble ».  
En fin de compte, le mot d’ordre « indépendance » agissait comme une formule puissamment évocatrice. Il révèle un nouvel imaginaire émancipateur qui mêlait le politique au religieux. Mais les individus cherchaient aussi à profiter comme ils pouvaient de la société coloniale. Celle-là même qu’on veut abattre. C’est pour cela que les comportements politiques sont contradictoires. Et ça, ça dépasse largement le cadre camerounais et peut éclairer bien des mouvements sociaux contemporains.